La cuisine telle que nous la connaissons, celle qui est enseignée dans les écoles hôtelières, que nous pratiquons dans nos restaurants, est le fruit de patientes réformes et adaptations engagées pendant 60 ans par Auguste Escoffier dans la seconde moitié du 19ᵉ siècle jusqu’à sa mort en 1935.
Notre organisation en brigade, les circuits d’approvisionnement, la gestion des coûts, les ustensiles, le matériel, le mobilier, les menus, les bases de presque toutes les recettes que nous utilisons, et plus encore… On pourrait dire, que sauf le feu, il a tout inventé ! Pas seulement pour la cuisine, mais aussi pour le service du restaurant jusqu’à l’hébergement et l’hostellerie avec son associé César RITZ. Jamais dans l’histoire des métiers, une profession et un secteur économique ne doit tant à un seul homme.

Quand le jeune Auguste est placé comme marmiton au « Restaurant Français » en 1859, il a treize ans. La cuisine d’un restaurant est alors un vaste chantier désorganisé, chaotique où règne le despotisme d’un chef intransigeant et autoritaire, imposant une pression constante à tous les étages de la hiérarchie. Des moyens matériels inadaptés, des conditions de conservation des aliments déplorables. La hiérarchie est incertaine, informelle, mais la discipline rigoureuse donnaient lieu à des tensions et à des échanges brutaux dont les subordonnés étaient victimes. Pour supporter la chaleur suffocante, absence de protection contre les brûlures et les coups, l’alcoolisme était généralisé. Les chefs étaient des Maîtres avec tous les comportements déviants que ce titre pouvait engendrer.
Un environnement peu propice à la créativité et à la finesse. Pas de haute gastronomie, juste de la bonne « bouffe », de la très bonne bouffe, il est vrai, faite par des « cuisiniers bagnards » dans des conditions d’apocalypse, vendue très chère à une clientèle aristocratique. Pourtant, en ce 19ᵉ siècle de changements et de révolution industrielle, la passion et l’innovation ont réussi à émerger, d’abord avec Marie-Antoine Carême dit Antonin Carême puis, trouvant son apogée, avec Auguste Escoffier.
La toque, héritage d’Escoffier
Avant lui, les subalternes avaient, pas toujours, des calots ; quelques fois des toques bases. C’est Auguste Escoffier qui a imposé le port de la toque pour tous les cuisiniers afin de les distinguer des autres catégories de personnels dans les restaurants. Il a aussi imaginé des hauteurs de toques différentes pour identifier les grades. Et il a toujours attentivement veillé à ce que la sienne soit toujours la plus haute…
À cette époque, l’amidonnage des toques n’était pas suffisamment efficace pour la maintenir verticale. La toque se portait un peu aplatie.

Nous ne ferons pas ici l’histoire d’Auguste Escoffier. Le lecteur trouvera de nombreuses informations biographiques à d’autres sources. En ce début de 21e siècle marqué par la perte de la mémoire et par le narcissisme ; où chacun se pense génial, original, grand inventeur, se croit créateur dès qu’il pose une tomate cerise sur une omelette, où la participation sporadique à un divertissement télévisuel suffit à faire germer une étoile dans un guide ; il me semble bon de rappeler quelques faits historiques pour remettre les pendules à l’heure et les casseroles à leur place.
Pas de gastronomie française
Sans Auguste Escoffier, il n’y aurait pas de cuisine moderne telle que nous la connaissons. Pas de haute gastronomie française, pas de rayonnement international de la France, pays leader dans ce domaine pendant un siècle. Si notre pays a influencé de manière hégémonique la gastronomie internationale durant près d’un siècle, c’est parce qu’Auguste Escoffier a codifié la pratique culinaire permettant une réelle formation professionnelle et la transmission d’un savoir cohérent. Il a mis sa méthodologie au service de grands projets hôteliers à Londres pour commencer comme le Savoy, le Ritz puis le Carlton avant d’investir la Côte d’Azur. Avec son associé, César RITZ, ils ont inventé le luxe dans l’hôtellerie, le luxe des plus beaux palaces…
La grande œuvre littéraire d’Auguste Escoffier est un mode d’emploi de la cuisine moderne. Son ouvrage « Le Guide Culinaire » a uniformisé la nomenclature culinaire, les techniques, les recettes, mais aussi l’organisation d’une cuisine, la gestion de ses approvisionnements, les matériels et les modes de cuissons.
Sans cette référence universellement reconnue bien avant sa publication, la transmission du savoir aurait été plus dispersée, rendant la formation des chefs plus difficile et moins uniforme. Escoffier a démocratisé la cuisine, il la rendit accessible et surtout évolutive. La codification des bases a permis à des générations de cuisiniers d’acquérir une technique et une culture culinaire sur lesquelles leur créativité a pu s’épanouir. Comme pour tous les arts – la peinture, la musique, la sculpture – la libération de la créativité passe d’abord par une maîtrise technique des fondamentaux ; à l’exemple des fonds de sauces qu’a inventés Escoffier. Pour un nombre limité de fonds, et pour chaque fond, une quarantaine de sauces différentes sont possibles. Depuis un siècle, c’est sur cette gamme, lorsqu’elle est parfaitement maîtrisée, que le cuisinier moderne peut innover, créer des goûts et des textures nouvelles. J’ose dire que depuis, personne n’a rien inventé, pas même les tenants de la « nouvelle cuisine » des années 70 ou la cuisine moléculaire dont les bases sont déjà présentes dans l’ouvrage d’Escoffier.
Rendons justice au maître
Escoffier a pratiqué la cuisine dans une époque de grandes innovations, de révolution industrielle et de taylorisation du travail. Dans la mouvance de son temps, il a adapté les principes de son époque à la cuisine pour une meilleure efficacité, un travail plus agréable et une plus grande satisfaction de ses clients. Grand cuisinier, Escoffier était aussi un homme d’affaire hors pair. Avec César Ritz, ils seront les premiers à créer une hôtellerie haut de gamme vraiment rentable.
Que doit-on à Escoffier ?
- La codification et la standardisation des recettes : Escoffier a écrit des livres de référence, en particulier « Le Guide Culinaire », qui a formalisé des recettes précises, facilitant la transmission du savoir-faire et assurant une qualité constante dans le temps et dans l’espace. La rationalisation des bases a permis de définir des grandes familles de préparations qui, une fois maîtrisées, donnent des variantes à l’infini, à l’exemple des fonds de sauces et de leurs variantes.
- La standardisation : Escoffier a révolutionné la gestion des cuisines professionnelles en introduisant une organisation hiérarchique claire, avec des rôles précis pour chaque membre de l’équipe. Il a également rationalisé et professionnalisé la batterie de cuisine, les petits ustensiles et surtout, il a adapté le mobilier pour définir des standards qui sont encore en vigueur de nos jours.
- Le système des brigades : Toujours utilisé aujourd’hui dans les grands restaurants et hôtels, définit des postes spécifiques comme le chef de partie, le saucier, le pâtissier, etc., favorisant la spécialisation et la maîtrise des techniques. La hiérarchie claire au sein de ces brigades permet un travail efficace et la production d’un grand nombre de repas. Avec la spécialisation et donc une meilleure compétence de ses membres, les brigades dans leur domaine particulier participent à la réalisation de l’œuvre commune qu’est la carte du restaurant.
- La simplification et la modernisation des techniques : Il a modernisé et simplifié certaines recettes traditionnelles, en utilisant des techniques plus efficaces, et en introduisant des méthodes plus hygiéniques. On lui doit la plupart des normes d’hygiène.
- La création de la cuisine d’hôtel et de restaurant moderne : Escoffier a popularisé la cuisine gastronomique dans le contexte de l’hôtellerie et de la restauration commerciale, rendant la haute cuisine accessible à un plus grand nombre tout en maintenant un haut niveau d’exigence.
- La conception de menus équilibrés et harmonieux : Pour s’adapter au changement de société, à l’émergence de la pratique sportive et des loisirs, il a aussi développé la composition des menus cohérents, équilibrés, et esthétiques, en respectant la saisonnalité et la diversité des produits. De trente plats avant son influence, les repas sont passés à sept plats maximum.
- La philosophie de la cuisine « classique » et « moderne » : Escoffier a su concilier tradition et innovation, en respectant les techniques classiques tout en adaptant la cuisine aux exigences du temps.
- La conception, l’organisation, la gestion des cuisines des grands restaurants modernes reprend son. La formation des chefs et plus généralement des cuisiniers modernes n’est que la transposition des pratiques d’Escoffier.
Escoffier le patriote
Auguste Escoffier était profondément patriote dans sa volonté de faire rayonner la cuisine française, de préserver son patrimoine culinaire, et de contribuer à l’image de la France à l’échelle mondiale. Son amour pour son pays transparaît dans son œuvre et son engagement professionnel.
Il était non seulement un grand chef et un pionnier de la gastronomie, mais il était aussi profondément patriote.
Escoffier a consacré sa carrière à promouvoir la cuisine française à travers le monde. En perfectionnant et en diffusant les techniques et recettes françaises, il a contribué à faire rayonner la gastronomie de son pays, renforçant ainsi la fierté nationale.
Son ouvrages « Le Guide Culinaire », il a codifié et transmis le savoir-faire français, assurant la pérennité de la tradition culinaire nationale. Cela témoigne de son attachement à préserver et à valoriser la culture gastronomique française.
En modernisant la cuisine et en organisant la gestion des cuisines professionnelles, il a permis à la France de rester à la pointe de la gastronomie mondiale, contribuant à l’image de la France comme pays de la haute cuisine.
Pendant la Première Guerre mondiale, Escoffier a aussi participé à des actions caritatives et à l’aide aux soldats, montrant son attachement à la nation et à ses compatriotes.