Il y a une quinzaine d’années, j’avais en projet un ouvrage retraçant de manière précise et documentée l’histoire de l’école hôtelière. Si les deux premières décennies (de 1912 à 1935 date du déménagement sur le site actuel) sont particulièrement calmes et ne prêtent pas à discussion, si la reprise d’activité après la Seconde Guerre mondiale est propice à des anecdotes qui témoignent du caractère unique de notre école ainsi que de la qualité de l’enseignement, la période 1939 – 1945 est plus délicate à aborder. Très riche en événements dramatiques, elle est mal documentée et sujette à des perceptions des faits contradictoires. Soixante ans après, les protagonistes ayants presque tous disparus, les souvenirs des enfants, bien que passionnés et sincères, ne permettaient pas un récit fiable. Une citation de Nietzsche dit « Seul ce qui ne cesse de nous faire souffrir reste dans la mémoire ». Pour cette période, les acteurs ont transmis cette maxime à leurs descendants. La plongée dans la mémoire de l’école et de certains anciens élèves et anciens professeurs, évoquer les questions de résistance et de collaboration pendant la guerre 39 – 45 fut difficile.
Mais un témoignage m’a particulièrement marqué. Un témoin « auditif » d’un drame qui s’est déroulé dans la cour de l’école. Ce témoignage prend la forme d’une interview de Madame Marie Ravinet, épouse de Jean Ravinet, réalisée à son domicile en 2008.
Jean Ravinet était professeur d’anglais pendant la période de l’occupation. Il a donc vécu, avec son épouse, l’occupation de l’école, d’abord par la milice, puis par les Italiens, et enfin dans l’année 1944 par les Allemands. L’école hôtelière fut le siège de la Gestapo pour le Chablais. Ils étaient ainsi aux premières loges pour assister impuissants à ces événements terribles.
Le peloton d’exécution
Pour tous ceux qui ont fréquenté l’école, il est un mur qu’on appelle « le mur des fusillés ». Un endroit où s’est perpétré un crime commis par l’occupant. L’exécution par balle de plusieurs résistants.
Cet entretien relate le souvenir de Marie Ravinet au sujet de cette exécution. Il n’a pas été enregistré et avec le temps mes notes ont été perdues. Mais ce moment a fortement marqué ma mémoire et reste, presque 25 ans après, très présent. C’est donc au travers de mes souvenirs que je laisse parler Madame Ravinet :
« Je n’arrive pas à me souvenir quel jour c’était, ni quel mois. C’est bizarre la mémoire. Par contre, je me souviens assez précisément de l’heure. Ça s’est passé entre 10 heures 30 et onze heures. Bien sûr, par la suite, je le sais par des conversations, par le travail de mémoire qui a été fait par les familles de résistants, qu’il s’agit du samedi 26 février 1944.
Mais dans ma mémoire, ce jour n’a pas de date. Par contre, je me souviens qu’il faisait beau. J’avais ouvert la fenêtre de la cuisine, les arbres du jardin n’avaient pas encore de feuilles, il y avait du soleil.
Jean était parti à l’école. Oh, il n’y avait pas grand-chose à faire, les cours n’avaient plus lieu depuis longtemps, mais il fallait être là. Les élèves étaient là. Alors même s’il n’y avait pas cours, mon mari s’attachait à être présent tous les jours.
J’étais en train de préparer le repas. Le bruit m’a saisi. Vous savez, à cette période, après presque quatre ans d’occupation, inconsciemment, on est toujours sur le qui-vive et le moindre bruit anormal nous inquiète. Mais là, c’était…, je ne trouve pas le bon mot pour exprimer l’intensité de ce que ça m’a fait. Il n’y avait pas d’erreur possible, c’était une fusillade et c’était à l’école*. C’était la première fois en quatre ans… Bien sûr, on savait ce qui s’y passait, mais une fusillade, c’était la première fois. Inhabituel même. Avec le recul, je me suis dit que c’était incongru tellement les Allemands et la milice mettait de précaution à cacher, en vain, leurs activités.
J’ai pensé à Jean, là-bas. Que lui était-il arrivé ? Vous savez, on avait peur tout le temps. Encore plus depuis quelques mois, les Allemands étaient plus « nerveux » qu’avant. Mais là, c’était une panique totale. Je ne sais plus ce que j’ai fait jusqu’au retour de Jean. Il est rentré. Il m’a juste dit : « ils en ont fusillé six. Les élèves étaient là ». On n’a pas parlé, on n’a pas mangé ». Après, je ne me souviens plus du reste de la journée.«
* Les époux Ravinet habitaient derrière l’école. À cette époque, l’immeuble « le Richelieu » n’existait pas et des jardins s’étendaient depuis le fond du parc du lycée jusqu’au jardin et à la maison des Ravinet et les bruits urbains étaient moins présents qu’aujourd’hui. – (NDLR).
Jean RAVINET est décédé à 93 ans le 22 juin 2002 à Thonon les Bains. Il est médaillé militaire et chevalier de la Légion d’honneur.
Marie RAVINET est décédée à 87 ans le 28 octobre 2010 à Sallanches.
À lire dans l’ouvrage « Histoire de la Milice » de Michel GERMAIN le Récit des événements qui sont à l’origine du Mur des Fusillés du Lycée hôtelier Savoie Léman.
Photo d’illustration : Franck Trabouillet